2013-05-01

Les grandes villes et la vie de l'esprit de Georg Simmel



Pour nous autres, la grande ville est devenue un milieu naturel. A tel point que nombre d’entre nous choisissent de consacrer leurs vacances à découvrir d’autres métropoles, trouvant là les paysages conformes à leurs attentes. Mais il n’en a pas toujours été ainsi et même aujourd’hui les ruraux ou les habitants des villes de moindre taille témoignent souvent de leur difficulté à s’acclimater à la grande ville, à sa vitesse, au rythme rapide où se succèdent les
impressions, les rencontres, les stimuli de toute sorte, désarçonnés par ce qui leur apparaît comme l’indifférence générale de ses habitants et l’anonymat qui les enveloppe.

 Témoin de la naissance d’une grande métropole, Georg Simmel livre ici des analyses de première main sur la formation du sentiment urbain à ses débuts, alors qu’il n’était pas encore devenu une « seconde nature » et sur le type de relations sociales qui s’y déploient. Entre 1871 et 1910 Berlin est en effet passée de 800 000 âmes à plus de deux millions pour atteindre quatre millions d’habitants en 1914. 

Au moment de la quitter à cette date, le sociologue déclarait : « le développement de Berlin coïncide avec mon propre développement intellectuel, le plus fort et le plus large ». Le texte de cette conférence de 1902, articulant avec finesse sociologie des grandes formations sociales et des interactions individuelles microscopiques peut être considéré comme fondateur de la sociologie urbaine.

Ce qui caractérise l’existence dans la grande ville, c’est selon Simmel « l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes », « la poussée rapide d’images changeantes, ou l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un même regard, ou encore le caractère inattendu d’impressions qui s’imposent et s’opposent». C’est pourquoi elle réclame une plus grande capacité d’abstraction que la vie dans la petite ville, qui repose davantage sur la sensibilité au déjà connu et les relations affectives avec des concitoyens identifiables. Ainsi se crée chez l’habitant des grandes villes une compétence particulière, « un organe de protection – dit Simmel – contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement avec l’intellect ».

L’autre facteur de cette tendance à l’abstraction provient du fait que « les grandes villes ont toujours été le siège de l’économie monétaire », ce qui confère aux échanges entre les hommes une objectivité induite par l’empire des chiffres, et aux habitants une mentalité calculatrice qui s’accorde avec l’ampleur des flux économiques et commerciaux de la métropole, laquelle se comporte comme un gigantesque « marché » où consommateurs et producteurs ne se côtoient et ne se rencontrent jamais, et dont le seul trait commun devient la valeur économique abstraite de ce que les uns peuvent débourser et de ce que les autres peuvent produire. Comme le rappelle Philippe Simay dans sa copieuse et éclairante préface, « Marx et Engels, dans Le Manifeste du parti communiste, avaient déjà souligné le pouvoir de démystification sociale de l’argent, plongeant les valeurs les plus sacrées dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Le symbole de cette équivalence générale du chiffre, c’est l’omniprésence des horloges dans les grandes villes et des montres aux poignets des citadins. L’auteur de la Philosophie de l’argent s’accorde un instant ce rêve farfelu : « Si toutes les horloges de Berlin se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que pendant une heure, toute la vie d’échange économique et autre serait perturbée pour longtemps. »

De tous ces éléments découle une autre caractéristique propre à l’habitant des grandes villes, un trait psychologique commun qui découle du processus d’adaptation au milieu spécifique : c’est le « caractère blasé », que Simmel désigne aussi comme une « mesure d’autoconservation au prix de la dévaluation de tout le monde objectif ».
 De là provient également l’attitude de réserve à l’égard des autres et du monde, sorte d’anesthésie préventive dans les relations sociales qui peut passer pour de l’indifférence ou de la froideur, une prise de distance qui peut tourner à l’aversion légère, voire à l’hostilité et à la répulsion réciproques. Autant que le lieu de la mixité sociale, la grande ville est l’espace du « cosmopolitisme », elle provoque des promiscuités, des frictions accidentelles qui viennent exacerber le sens de l’individualité. 
En outre, elle est également « le siège de la plus haute division du travail », au point que, comme le rappelle le sociologue, il y a eu à Paris le métier lucratif de Quatorzième : « des personnes signalées par des panneaux sur leur maison, qui, à l’heure du dîner, se tiennent prêtes dans un costume convenable pour qu’on vienne les chercher là où on se trouve treize à table ». Cela crée paradoxalement une forte interdépendance là où la culture individualiste de la grande ville vise au contraire à la distinction, à l’affirmation de sa particularité. D’où la recherche des signes distinctifs, à travers la mode, notamment, que l’auteur a étudiée dans un autre ouvrage, laPhilosophie de la modernité. L’apparence vestimentaire, unique moyen de gagner, en passant par la conscience des autres, une certaine estime de soi. « Car ici – je cite – la tentation de se présenter d’une façon mordante, condensée et la plus caractéristique possible, se trouve extraordinairement plus présente que là où les rencontres longues et habituelles veillent déjà à donner à l’autre une image sans équivoque de la personnalité. »

Jacques Munier
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