2008-09-24

une histoire de la ville



La ville, opérateur de la complexité
par Paul Blanquart*


Dans leurs activités, les sociétés premières – d’abord nomades puis sédentaires – sont peu différenciées. Groupes et individus en leur sein, hormis les distinctions secondaires dues au sexe et à l’âge, s’adonnent aux mêmes tâches, de manière identique : la chasse et la cueillette, l’élevage et l’agriculture, le petit artisanat. La diversification apparaît avec la ville, par la division du travail en métiers permanents et spécialisés, en grande partie nouveaux (commerces, productions inédites, fonctions d’organisation).

Complexité urbaine qui favorise la créativité. Au stade de l’hominisation, la ville s’inscrit ainsi, en tant qu’opératrice, dans la grande loi de l’évolution qui combine assemblage et différenciation. Complexité : on n’est pas moins unis d’être divers, pas moins divers d’être unis, bien au contraire. La ville est donc l’affaire d’unité du multiple, socialement, spatialement, mais aussi mentalement.

Or, on peut concevoir cette unité et ce multiple de telles sortes qu’ils n’aillent pas dans le sens de la complexité croissante, c'est-à-dire de la vie et de l’intelligence. Certaines figures historiques de la ville ont bridé, voire stérilisé ce dynamisme. Contemporain de sa naissance, l’Etat antique a figé, par elle, la diversité en un ordre social immuable, celui-là même du monde tel qu’il le pensait, enfermant chacun dans son rôle assigné, dans son statut : hiérarchie intangible, aux relations trop contrôlées pour être créatrices d’innovation.

En modernité occidentale, le roi français et cartésien, entouré d’énarques avant l’heure, met en scène son pouvoir dans la ville « classique », géométrisée, qui exprime une façon d’unifier le territoire par son homogénéisation, les esprits par leur normalisation (les Français ne marchent-ils pas à l’Etat ?), en un académisme ennemi de la diversité vivante.

Pour sa mise au travail de toute la société, la ville industrielle saura utiliser cet espace aplati que l’on peut découper. Passage de la mécanique à la thermodynamique : elle capte l’énergie nécessaire à la machine productive en la décomposant (finance des banquiers, intelligence des ingénieurs, labeur ouvrier) par une ségrégation spatiale (quartiers bourgeois et cités prolétaires), et recompose l’ensemble en ayant asservi chaque force à la seule croissance matérielle (unidimensionnalisation de l’existence).

A la pointe de ce processus moderne, combinant le techno-administratif et l’industriel, la ville fonctionnaliste, sous l’apparence d’une diversité d’activités (zones d’habitat, de travail, de loisirs et de circulation), promeut une vie quotidienne éclatée, formatée par la marchandise. Nous sommes loin de la complexité.


Mais, voici que ce modèle urbain, qui domine encore les esprits, est aujourd’hui en crise. La mondialisation, c'est-à-dire une mise en flux générale qui ignore les anciennes frontières, dessaisit l’Etat national de sa maîtrise territoriale. L’urbain fonctionnaliste, notamment dans les banlieues récentes, n’assure plus le travail. Ses habitants s’en trouvent assignés, désoeuvrés, dans le seul logement, et les zones commerciales et de loisirs entrent en déshérence.

Tous ceux qui peuvent s’en échapper le font, remplacés par des populations migrantes et démunies, qui stagnent. Apparaissent ainsi des territoires de relégation voués au pourrissement et à la violence. De nouvelles sociabilités s’y développent : gangs d’économie hors droit, communautarismes ethno-religieux. Comment sortir de cette situation ?
En relançant la complexité, inhérente au projet urbain. Il s’agit de tenir à la fois l’égalité (contre la hiérarchie de castes et de classes), la différence singulière (contre l’homogénéisation et la normalisation) et la relation (contre la ségrégation et la relégation) : en ville, les différences devraient être ce par quoi les individus, libres et égaux, à la fois se distinguent et s’unissent, dans une dynamique de stimulation innovante.

Comment y concourir pratiquement ? D’abord en favorisant spatialement la « mixité » sociale et culturelle. C’est un des grands paradoxes actuels : on circule beaucoup, mais on ne rencontre partout que les mêmes, ceux qui sont comme soi. Les « autres » ne sont que virtuels, voyeurisés sur des écrans. Or, la vie et l’intelligence requièrent le contact des corps, lequel déstabilise : il faut pouvoir se rencontrer, se parler, voire s’affronter, pour construire une vie commune et inventive.

Le mélange en un lieu d’habitat de gens de conditions et d’origines diverses apparaît nécessaire pour qu’on ne puisse s’éviter. A condition qu’on ne cherche pas l’obtenir par l’imposition générale de quotas fixes (tel pourcentage de blancs, de noirs, de rouges, etc.), ce qui risquerait fort de reproduire à une petite échelle – chaque différence collective s’enfermant dans son carré réduit – ce qui existe présentement à plus grande.

Si elle respecte l’exigence démocratique qui la fonde, la décentralisation doit rompre avec les procédures techno-administratives (calcul + norme) héritées de la tradition royale et jacobine et en inventer de nouvelles qui œuvrent à la constitution d’espaces citoyens locaux, diversifiés entre eux et chacun en son intérieur. Car la démocratie se définit aujourd’hui ainsi : par tous, entre autres, égaux et différents.

Voila qui favoriserait la détection de potentiels insoupçonnés et le profilage d’activités inédites, socialement utiles, débouchant en emplois. Voilà aussi qui désamorcerait les retours en force communautaristes par la valorisation en chacun de sa singularité intéressante, laquelle tient certes quelque chose de son origine culturelle particulière, mais ne s’y réduit pas : la différence est personnelle et se remétabolise sans cesse par le débat public.

Il est d’autres idées, allant dans le même sens de la complexité. Par exemple, la ville – c’est plus aisé pour celle qui dispose d’un passé – peut promouvoir cette singularisation enrichissante en favorisant en son sein des trajectoires multiples et variables, à emprunter au ralenti. La vitesse, on le sait, engendre la ligne droite et unique, détruit le temps et son exubérance créatrice, vous fait tout traverser sans rien voir. Or il s’agit d’aider à la rencontre, à l’invention du chemin par chacun, à jouer des périodes anciennes pour en imaginer une nouvelle. Cela mériterait développement. Ce sera ailleurs, et plus tard.
Paul Blanquart*


* Sociologue et philosophe, auteur d’Une histoire de la ville, pour repenser la société, La Découverte, 1997, nouvelle édition poche, La découverte, 2004.


« Construire un nouvel être ensemble, un nouvel art de faire société »
Conférence de Paul Blanquart, philosophe, sociologue et his-torien de la ville, auteur de l'ouvrage "Une histoire de la ville. Pour repenser la société".

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la Grande Transformation



L'AUTEUR
Karl Polanyi (1886-1964) est né à Vienne et a été élevé à Budapest. Encore étudiant, il rejoignit un cercle de radicaux «éclairés» dont faisaient partie Georg Lukacs et Karl Mannheim. Fait prisonnier sur le front russe pendant la deuxième Guerre Mondiale, il retourna à Vienne une fois libéré où il exerça la profession de journaliste. En 1940, lors d’un voyage aux USA il accepta l’offre du Bennington College où il enseignera l’économie politique et écrira la Grande Transformation.

LES QUESTIONS POSÉES
La Grande Transformation traite des origines politiques et économiques de l’effondrement de la civilisation du 19e siècle, ainsi que de la grande transformation qu’il a provoquée. L’une des questions posées est donc également celle de l’origine de la société occidentale de la deuxième moitié du 20e siècle.




LES POSTULATS
Le marché autorégulateur fut la source et la matrice du système économique et social de 1830 à 1930. Ce fut cette innovation qui donna naissance à une civilisation particulière et c’est dans les lois qui gouvernent l’économie de marché que se trouve la clé du système institutionnel du 19e siècle ainsi que l’explication de sa chute.




LES HYPOTHÈSES
Pas d’hypothèse. Cet ouvrage est un essai.




LES RÉPONSES APPORTÉES
La civilisation du 19e siècle reposait, selon l’auteur, sur quatre institutions. La première était le système de l’équilibre des puissances,. la deuxième était l’étalon-or international, la troisième le marché autorégulateur,.et la quatrième l’Etat. Pour Polanyi, ces quatre institutions donnèrent à l’histoire de notre civilisation ses principales caractéristiques. Parmi les quatre institutions, l’étalon-or est celle dont l’importance a été reconnue décisive, sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe. Mais pour l’auteur, c’est le marché autorégulateur qui était la source et la matrice du système.

La thèse de l’auteur est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Selon lui, une telle institution «ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert» (Polanyi, 1983, p. 22). En réaction, la société pris des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, selon Polanyi, compromirent l’autorégulation du marché, désorganisant ainsi la vie industrielle, et exposèrent la société à d’autres dangers. Ce fut ce dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement un sillon déterminé et finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui.

En d’autres termes, et de façon synthétique, dans sa tentative d’explication, Polanyi réduit la civilisation du 19e siècle à quatre institutions, désigne celle du marché autorégulateur comme fondamentale et démontre à partir de là que l’autodestruction de cette civilisation était inéluctable du fait d’une certaine qualité technique de son organisation économique.




LE RÉSUMÉ
Introduction

La Grande Transformation traite des origines politiques et économiques de l’effondrement de la civilisation du 19e siècle, ainsi que de la grande transformation qu’il a provoquée.

La civilisation du 19e siècle reposait, selon l’auteur, sur quatre institutions. La première était le système de l’équilibre des puissances qui, pendant un siècle, empêcha que survienne toute guerre longue et destructrice entre les Grandes Puissances. La deuxième était l’étalon-or international, symbole d’une organisation unique de l’économie mondiale. La troisième institution était le marché autorégulateur, qui produisit un bien-être matériel jusque-là insoupçonné. l’Etat libéral représentait la quatrième institution. Pour Polanyi, ces quatre institutions donnèrent à l’histoire de notre civilisation ses principales caractéristiques.

Parmi les quatre institutions, l’étalon-or est celle dont l’importance a été reconnue décisive, sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe. Mais pour l’auteur, c’est le marché autorégulateur qui était la source et la matrice du système. Ce fut cette innovation qui donna naissance à une civilisation particulière. C’est donc dans les lois qui gouvernent l’économie de marché que l’auteur trouve la clé du système institutionnel du 19e siècle.

La thèse de l’auteur est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Selon lui, une telle institution « ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert » (Polanyi, 1983, p. 22). En réaction, la société pris des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, selon Polanyi, compromirent l’autorégulation du marché, désorganisant ainsi la vie industrielle, et exposèrent la société à d’autres dangers. Ce fut ce dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement un sillon déterminé et finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui.

En d’autres termes, et de façon synthétique, dans sa tentative d’explication, Polanyi réduit la civilisation du 19e siècle à quatre institutions, désigne celle du marché autorégulateur comme fondamentale et démontre à partir de là que l’autodestruction de cette civilisation était inéluctable du fait d’une certaine qualité technique de son organisation économique.

Polanyi ne cherche donc pas une séquence convaincante d’événements saillants, mais une explication de leur tendance en fonction des institutions humaines. L’auteur s’arrête ainsi sur des scènes du passé dans le seul but d’éclairer les problèmes de son présent. Il analyse en détail des périodes critiques et néglige les moments qu’il juge intermédiaires.

Nous reprendrons ici les points d’analyse qui nous semblent les plus opportuns pour illustrer notre propre question de recherche. A travers les principaux développements de Polanyi, nous essaierons de faire ressortir la thèse de « l’hypothèse large » au sujet des origines de la révolution industrielle et du changement comme évolution historique.



Première partie : Le système international

Dans cette première partie, Polanyi traite de l’effondrement du système international. Il cherche à montrer que le système de l’équilibre des puissances ne pouvait assurer la paix, une fois mise en défaut l’économie mondiale sur laquelle il se fondait. Polanyi y voit, en outre, l’explication du caractère brusque de la rupture et la rapidité inconcevable de la désagrégation.

La paix de cent ans (Ch. 1)

Pour Polanyi, le 19e siècle se caractérise en premier lieu par un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale, à savoir les cent années de paix de 1815 à 1914 entre les Grandes Puissances européennes. Selon l’auteur, cet «exploit quasi miraculeux» venait du jeu de l’équilibre des puissances et d’un facteur entièrement nouveau : l’apparition d’un «parti de la paix» très actif. Le commerce pacifique devint en quelque sorte un intérêt universel.

L’universalité du commerce pacifique fut rendue possible, selon l’auteur, grâce à la haute finance. Cette institution propre au dernier tiers du 19e siècle et au premier tiers 20e siècle, fonctionna au cours de cette période comme le lien principal entre l’organisation politique et l’organisation économique mondiales. C’est elle qui fournit les instruments d’un système de paix internationale.

A la fin des années 1870, cependant, l’épisode du libre-échange (1846-1879) touchait à sa fin. Pour l’auteur, l’utilisation effective de l’étalon-or par l’Allemagne marqua les débuts d’une nouvelle ère de protectionnisme et d’expansion coloniale. L’équilibre des puissances comme système avait désormais disparu, son mécanisme avait cessé et seuls deux groupes de puissances restaient aux prises. La fin de la paix de cent ans, provoquée par la désintégration de l’organisation économique du 19e siècle, n’était plus qu’une question de temps.

Années vingt, années trente (Ch. 2)

Pour Polanyi, la débâcle de l’étalon-or international constitua le lien invisible entre la désintégration de l’économie mondiale depuis le début du 20e siècle et la transformation d’une civilisation tout entière au cours des années 1930.

Du point de vue politique, les traités qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale recelaient une contradiction fatale aux yeux de l'auteur. Par le désarmement unilatéral des nations vaincues, ils prévenaient toute reconstruction du système de l'équilibre des puissances.

Suivant les critères du 19e siècle, les années 1920 apparaissaient comme une ère révolutionnaire, à la lumière de notre propre existence, nous dit Polanyi, elle fut précisément le contraire. Le dessein de cette décennie fut profondément conservateur. Et ce fut de l'échec de l'effort de retour au passé caractéristique de cette décennie que naquit la transformation des années 1930. La thèse fondamentale de Polanyi est ainsi que la cause fondamentale de la crise fut la menace d'effondrement du système économique international. La croyance en l'étalon-or était la foi de l'époque, sa débâcle fut la principale responsable de la crise.

L'échec de l'étalon-or, cependant, n'eut guère d'autre rôle aux yeux de l'auteur que de marquer la date d'un événement trop important pour avoir été causé par lui. Dans une grande partie du monde , la crise s'accompagna de la destruction totale des institutions nationales de la société du 19e siècle et ces institutions firent partout l'objet d'une transformation et d'un remodelage dont elles sortirent presque méconnaissables.

La thèse que Polanyi cherche donc à prouver dans la suite de son ouvrage est donc que les origines du cataclysme que nous venons d'évoquer résident dans l'entreprise utopique par laquelle le libéralisme économique a voulu créer un système de marché autorégulateur.



Deuxième partie : Grandeur et décadence de l’économie de marché

Si, pour Polanyi, l’écroulement de la civilisation du 19e siècle a été déclenché par l’échec de l’économie mondiale, il n’en a certainement pas été le résultat. Ses origines, selon l’auteur, remontent à plus de cent ans, au bouleversement social et technique d’où est née en Europe occidentale l’idée d’un marché autorégulateur. C’est au 20e siècle que cette aventure s’est achevée et plus précisément au cours de la première moitié de ce siècle. Avec elle se clôt une phase distincte dans l’histoire de la civilisation industrielle. Cette deuxième partie traite de l’ensemble de ce phénomène, des origines de la société du 19e siècle à sa fin dans la première partie du 20e siècle.



A. « Satanic Mill ou la fabrique du diable »

Dans cette première sous-partie, Polanyi revient sur les origines de l'écroulement de la société du 19e siècle, c'est-à-dire au bouleversement social et technique d'où est née l'idée d'un marché autorégulateur. Ce bouleversement dont parle l'auteur c'est bien évidemment la Révolution industrielle, pendant laquelle on constate une amélioration "presque miraculeuse" des instruments de production, accompagnée d'une "dislocation catastrophique" de la vie du peuple.

"Habitation contre amélioration" (Ch 3.)

Pour Polanyi, si le libéralisme économique ne sut par lire l'histoire de la Révolution industrielle, ce fut parce qu'il s'obstina à juger les événements sociaux du point de vue économique. Pour illustrer ce point, l'auteur se tourne vers l'exemple de la clôture des champs ouverts (enclosures) et la conversion des terres arables en pâturages dans l'Angleterre de la première période Tudor.

Le but de Polanyi, en prenant cet exemple, est de montrer que l'on peut faire un parallèle entre les dévastations que provoquèrent des clôtures en définitive bénéfiques et celles qui résultèrent de la Révolution industrielle, et d'éclairer les choix faces auxquels se trouve une communauté en proie aux "affres d'une amélioration économique non dirigée" (Polanyi, 1983; p. 60).

Si l'Angleterre supporta sans grave dommage la calamité des enclosures, ce fut, selon l'auteur, parce que les Tudors et les premiers Stuarts utilisèrent leur pouvoir pour ralentir le processus de développement économique jusqu'à ce qu'il devienne socialement supportable. Ce fait fut oublier par les capitalistes du 19e siècle, qui avaient une croyance dans le progrès spontané qui les rendaient aveugles au rôle de l'Etat dans la vie économique.

En définitive, la pensée de l'auteur est qu'une avalanche de dislocations sociales, surpassant celle de la période des enclosures, s'abattit sur l'Angleterre et que cette catastrophe accompagnait un vaste mouvement d'amélioration économique. La Révolution industrielle fut simplement le début d'une révolution dont le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus.

Sociétés et systèmes économiques (Ch. 4)

Dans ce chapitre, Polanyi revient sur les hypothèses "extraordinaires" qui sont à la base du système de l'économie de marché.

L'évolution du modèle du marché (Ch. 5)

Selon Polanyi, le rôle dominant que jouent les marchés dans l'économie capitaliste, ainsi que l'importance fondamentale qui s'attache au principe du troc ou de l'échange dans cette économie, appellent une enquête attentive sur la nature et l'origine des marchés. C'est ce à quoi s'attache l'auteur dans ce chapitre.

La maîtrise du système économique par le marché, note l'auteur, a des effets irrésistibles sur l'organisation tout entière de la société: elle signifie que la société est gérée en tant qu'auxiliaire du marché. Au lieu que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. Une économie de marché ne peut ainsi fonctionner que dans une société de marché qui permet au système économique de fonctionner selon ses propres lois.

Le passage des marchés isolés à une économie de marché, et celui des marchés régulés au marché autorégulateur, sont d'importance capitale. Or, le 19e siècle imaginait que cette évolution était le résultat naturel de l'extension des marchés, alors que Polanyi y voit plutôt la conséquence de l'effet de "stimulants extrêmement artificiels que l'on avait administrés au corps social afin de répondre à une situation créée par le phénomène non moins artificiel de la machine" (Polanyi, 1983, p. 89).

L'époque de la Révolution industrielle représente l'étape de l'histoire de l'humanité où l'on tenta d'établir un seul grand marché autorégulateur. Ce phénomène est l'objet du chapitre suivant.

Le marché autorégulateur et les marchandises fictives (Ch. 6)

Jusqu'à notre époque, les marchés n’ont jamais été que des éléments secondaires de la vie économique. En général le système économique était absorbé dans le système social. Le marché autorégulateur est donc une chose nouvelle.

Pour Polanyi, l’économie de marché repose sur des hypothèses extraordinaires. C’est un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls marchés, la tâche d’assurer l’ordre dans la production et la distribution des biens est confiées à ce mécanisme autorégulateur. En outre, l’autorégulation implique que toute la production est destinée à la vente sur le marché et que tous les revenus proviennent de cette vente. Elle suppose des marchés sur lesquels l’offre des biens disponibles à un prix donné sera égale à la demande au même prix. Elle suppose également la présence de la monnaie, qui fonctionne comme pouvoir d’achat entre les mains de ses possesseurs. Enfin, l’Etat et sa politique ne doit rien permettre qui empêche la formation des marchés.

Un marché autorégulateur n’exige donc rien de moins que la division institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique. Et un tel modèle institutionnel, selon Polanyi, ne peut fonctionner sans que la société soit en quelque manière soumis à ses exigences. Une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché. Elle doit donc comporter tous les éléments de l’industrie - travail, terre et monnaie inclus. Mais le travail n’est rien d’autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre, que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme du marché, nous dit l’auteur, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même.

Comme le mécanisme du marché s’enclenche sur les divers éléments de la vie industrielle à l’aide du concept de marchandise, le travail, la terre et l’argent doivent eux aussi être organisés en marchés et être considérés comme des marchandises. Or, l’auteur estime qu’il s’agit de fiction que de considérer ces trois éléments essentiels de l’industrie comme des marchandises. Une fiction dangereuse.

Un tel mécanisme a eu de nombreux effets négatifs sur la société soumise à son action. Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. Et cette menace pesant sur la société fut à l’origine de tout un réseau de mesures et de politiques qui fit naître des institutions puissantes destinées à enrayer l’action du marché touchant au travail, la terre et la monnaie.

L’histoire sociale du 19e siècle fut donc le résultat d’un double mouvement : l’extension du système du marché en ce qui concerne les marchandises authentiques s’accompagna de sa réduction quant aux marchandises fictives (travail, terre et monnaie).

Speenhamland, 1795 (Ch. 7)

La société du 18e siècle, nous dit Polanyi, résista inconsciemment à tout ce qui cherchait à faire d’elle un simple appendice au marché. Aucune économie de marché n’était concevable qui ne comportât pas un marché du travail, mais la création d’un tel marché, en particulier dans la civilisation rurale de l’Angleterre, n’exigeait rien de moins que la destruction massive de l’édifice traditionnel de la société.

Durant la période la plus active de la Révolution industrielle, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d’empêcher la création d’un marché du travail en Angleterre. L’auteur revient, dans ce chapitre, sur cet événement.

Antécédents et conséquences (Ch. 8)

Le système de Speenhamland ne fut à l’origine qu’un expédient. Pourtant, selon Polanyi, peu d’institutions ont exercé une influence plus décisive que ce système sur le destin d’une civilisation tout entière.

Pour l’auteur, Speenhamland précipita la catastrophe sociale que connut l’Angleterre au cours de sa Révolution industrielle vers le milieu du 19e siècle. Au yeux de Polanyi, Speenhamland fut un instrument infaillible de la démoralisation populaire, un « automate destiné à détruire les modèles susceptibles de fonder n’importe quel type de société » (Polanyi, 1983, p. 140).

L’abrogation de Speenhamland fut l’œuvre d’une nouvelle classe qui faisait son entrée sur la scène de l’histoire : la bourgeoisie anglaise. A partir de cette date, le mécanisme du marché continua de s’affirmer et réclama que le travail des hommes devînt une marchandise. Pour l’auteur, le paternalisme réactionnaire de Speenhamland avait en vain cherché à résister à cette nécessité. L’abrogation de Speenhamland marqua la ruée aveugle vers le « refuge d’une utopique économie de marché ».

Paupérisme et utopie (Ch. 9)

Pendant la Révolution industrielle, le problème de la pauvreté gravitait selon Polanyi autour de deux sujets en étroite relation l’un avec l’autre : le paupérisme et l’économie politique. Ces deux sujets font partie d’un tout indivisible : la découverte de la société.

Polanyi aborde dans ce chapitre les différentes réponses apportées au cours du 18e siècle à la question de la provenance des pauvres et les utopies développées autour de cette question.

L’économie politique et la découverte de la société (Ch. 10)

Il a fallu que le sens de la pauvreté fût bien compris, nous dit Polanyi, pour que le 19e siècle entre en scène. Le développement de l’économie politique marque cette entrée en scène avec le passage des travaux d’Adam Smith, dans lesquels l’assistance aux pauvres ne pose pas encore de problèmes, à ceux de Townsend dans la Dissertation on the Poor Laws.

La nature biologique de l’homme apparut alors comme la fondation donnée d’une société qui n’est pas d’ordre politique. Il arriva ainsi, nous dit Polanyi, que les économistes abandonnèrent bientôt les fondements humanistes d’Adam Smith et adoptèrent ceux de Townsend. La loi de la population de Malthus et la loi des rendements décroissants telle que Ricardo la présente font de la fécondité de l’homme et de la fertilité du sol les éléments constitutifs du nouveau domaine dont l’existence a été découverte. Pour l’auteur, ce phénomène marque la découverte de la société, distincte de l’Etat politique.

Se révèle alors, selon Polanyi, la véritable signification du problème torturant de la pauvreté : la société économique est soumise à des lois qui ne sont pas des lois humaines. La réintégration de la société dans le monde des hommes devient ainsi l’objectif visé avec persistance par l’évolution de la pensée sociale.



B. L'autoprotection de la société

Pendant un siècle, la dynamique de la société moderne a été gouvernée par un double mouvement : le marché s’est continuellement étendu, mais ce mouvement a rencontré un contre-mouvement contrôlant cette expansion dans des directions déterminées. Quelque vitale que fût l’importance d’un tel contre-mouvement pour la protection de la société, nous dit Polanyi, celui-ci était compatible, en dernière analyse, avec l’autorégulation du marché et avec le système de marché lui-même. L’étude de ce contre-mouvement est l’objet de cette deuxième sous-partie.

L’homme, la nature et l’organisation de la production (Ch. 11)

La production est l’interaction de l’homme et de la nature. Si ce processus doit être organisé par l’intermédiaire d’un mécanisme régulateur de troc et d’échange, il faut alors faire rentrer l’homme et la nature dans son orbite, ils doivent être soumis à l’offre et à la demande, c’est-à-dire traités comme des marchandises.

Et pour l’auteur, tel était précisément le cas dans un système de marché. De l’homme on faisait des disponibilités, des choses prêtes pour le négoce, on pouvait acheter et vendre universellement, à un prix appelé salaire, l’usage de la force de travail, et à un prix appelé rente ou loyer, l’utilisation de la terre. Mais pour l’auteur, alors que la production pouvait théoriquement être organisée de cette manière, la fiction marchandise ne tenait aucun compte du fait qu’abandonner le destin du sol et des hommes au marché équivaudrait à les anéantir.

Ainsi donc, le contre-mouvement consista à contrôler l’action du marché en ce qui concerne les facteurs de production que sont le travail et la terre. Telle fut la principale fonction de l’interventionnisme. C’est donc sous les deux angles du libéralisme et de l’interventionnisme que Polanyi esquisse dans cette deuxième sous-partie les grandes lignes du mouvement qui a façonné l’histoire sociale du 19e siècle.

Naissance du credo libéral (Ch. 12 & 13)

Pour Polanyi, le libéralisme économique a été le principe organisateur d’une société qui s’employait à créer un système de marché. Dans les chapitres 12 et 13, l’auteur revient sur la naissance de ce qu’il appelle le credo libéral.

Naissance du credo libéral

Selon lui, ce credo libéral, qui était un «simple penchant pour des méthodes non bureaucratiques» à sa naissance, s’est développé en une «véritable foi dans le salut de l’homme ici-bas grâce à un marché autorégulateur». Ce «fanatisme» a résulté de la soudaine aggravation de la tâche dans laquelle il se trouvait engagé : «l’ampleur des souffrances qui devaient être infligées à des innocents aussi bien que la grande portée des changements enchevêtrées qu’entraînait l’établissement de l’ordre nouveau» (Polanyi, 1983, p. 184).

Pour l’auteur, ce n’est qu’à partir des années 1830 que le libéralisme économique éclate comme un esprit de «croisade passionnée» et que le laissez-faire deviennent une foi militante. Selon lui, les sources utopiques du dogme du laissez-faire sont contenues dans trois grands principes : un marché du travail concurrentiel, l’étalon-or automatique et le libre-échange international. En outre, ces trois principes forment un tout et il est inutile d’en appliquer un sans appliquer les deux autres.

Au cours du 20e siècle, c’est pendant les années vingt que le prestige du libéralisme économique fut à son zénith. Les années trente ont vu les absolus des années vingt remis en question. Et dans les années quarante, le libéralisme a subi une défait encore plus dure.

Intérêt de classe et changement social

Selon Polanyi, il convient de dissiper à la fois le mythe libéral de la conspiration collectiviste et la théorie propre au marxisme populaire du développement social à base de classes. Pour lui, les intérêts de classe ne donnent en réalité qu’une explication limitée des mouvements à long terme dans la société. Le sort des classes est bien plus souvent déterminé par la société que l’inverse.

Que les intérêts de classe jouent un rôle essentiel dans le changement social, c’est – pour Polanyi – dans la nature des choses. Car selon lui, toute forme de changement largement répandu doit toucher différemment les diverses parties de la communauté. Les intérêts partisans forment aussi le véhicule normal du changement social et politique.

Pourtant, nous dit l’auteur, la cause ultime du changement est fixée par des forces extérieures, et c’est seulement pour le mécanisme du changement que la société compte sur ses forces internes. Le «défi» s’adresse à la société dans son entier, la «réponse» parvient par l’intermédiaire de groupes, de secteur et de classes.

Les intérêts de classe à eux seuls ne peuvent donc fournir d’explication satisfaisante à aucun processus social à long terme. D’abord parce que le processus en question peut décider de l’existence de la classe elle-même, ensuite parce que les intérêts de telle ou telle classe ne déterminent que les buts et les fins que cette classe s’efforce d’atteindre, sans déterminer en même temps le succès ou l’échec de ces efforts.

En second lieu, il y a pour Polanyi la doctrine tout aussi erronée de la nature essentiellement économique des intérêts de classe. Selon lui, bien que la société humaine soit naturellement conditionnée par des facteurs économiques, les mobiles des individus ne sont qu’exceptionnellement déterminés par la nécessité de satisfaire aux besoins matériels.

Il convient donc d’aborder l’analyse de la société du 19e siècle débarrassé des préjugés que Polanyi vient de dénoncer. C’est dans cet esprit que l’auteur analyse dans les chapitres 14 à 16 les zones «dangereuses» du développement institutionnel de la société occidentale au cours de la période allant de 1834 à 1914.

Le marché et l’homme, la nature et l’organisation de la production (Ch. 14 à 16)

Dans les chapitres 14 à 16 Polanyi trace les grands traits du développement institutionnel de la société occidentale du 19e siècle en se référant dans les mêmes termes à chacune des zones dangereuses que sont les interfaces entre, d’une part, le marché et, d’autre part, l’homme, la nature et la production.

Car, nous dit l’auteur, que l’homme, la nature ou l’organisation de la production soient en cause, l’organisation du marché est devenue un danger et des classes ou des groupes déterminés ont réclamé d’être protégés. Et au tournant du 20e siècle, le contre-mouvement protectionniste avait créé une situation analogue dans tous les pays occidentaux.

Ainsi, la protection de l’homme, de la nature et de l’organisation de la production représente un mouvement d’autropréservation qui a eu pour résultat l’apparition d’un type de société plus étroitement soudée, mais qui était exposée à un danger de rupture complète.

Le marché et l’homme

Concernant la relation entre le marché et l’homme, c’est-à-dire la séparation du travail des autres activités de la vie et sa soumission aux lois du marché, le risque était d’anéantir toutes les formes organiques de l’existence et de les remplacer par un type d’organisation différent, atomisé et individuel. Pour Polanyi, ce plan de destruction fut parfaitement servi par l’application du principe de la liberté de contrat et abouti à la démolition des structures sociales.

Dans ce domaine, l’objet naturel de la protection sociale fut d’imposer au marché du travail la préservation des salaires et des conditions de travail, le respect du caractère humain de cette marchandise supposée, le travail.

Le marché et la nature

Ce que Polanyi appelle la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme. Selon lui, la main-d’œuvre et la terre ne sont traditionnellement pas séparées. La terre est ainsi liée aux organisations fondées sur la famille, le village, la guilde et l’église.

Pourtant, séparer la terre de l’homme et organiser la société de manière à satisfaire les exigences d’un marché de l’immobilier fut l’une des parties vitales de la conception utopique d’une économie de marché.

La défense de la société contre la dislocation générale a été, nous dit Polanyi, aussi large que le front de l’attaque. Bien que le droit coutumier et la législation aient par moments hâté le changement, à d’autres ils l’ont ralenti.

Le marché et l’organisation de la production

Dans le cas de l’entreprise de production comme dans celui de l’homme et de la nature, le danger de dislocation était réel. Le besoin de protection provenait de la manière dont l’offre de la monnaie était organisée dans un système de marché.

La Banque centrale moderne, nous dit Polanyi, a constitué en effet un dispositif destiné à fournir la protection sans laquelle le marché aurait détruit ses propres «enfants», les entreprises commerciales de toute espèce. Pourtant, selon Polanyi, c’est en fin de compte cette forme de protection qui a contribué le plus immédiatement à l’effondrement du système international.

Le libéralisme économique avait donc débuté une centaine d’année plus tôt et s’était heurté à un contre-mouvement protectionniste qui désormais battait en brèche le dernier bastion de l’économie de marché. Un nouvel ensemble d’idées directrices supplantait le monde du marché autorégulateur. Les forces insoupçonnées du leadership charismatique et de l’isolationnisme autarcique explosèrent alors et fondirent les sociétés dans des formes nouvelles.

L’autorégulation compromise (Ch. 17)

Pendant la période allant de 1879 à 1929, les sociétés occidentales sont devenues, aux yeux de Polanyi, des unités au tissus serré, à la merci de tensions cachées, mais puissantes et capables de tout disloquer. L’origine la plus immédiate de cette situation est, pour l’auteur, la compromission de l’autorégulation de l’économie de marché. Puisque la société était faite pour se conformer au mécanisme du marché, des imperfections dans le fonctionnement de ce dernier créaient et accumulaient des tensions dans le corps social.

L’autorégulation était compromise du fait du protectionnisme. Celle-ci impliquait la création de marchés pour le travail, la terre et la monnaie, mais comme le fonctionnement de ces marchés menaçait de détruire la société, la communauté a cherché, par une action d’autodéfense, à les empêcher de s’établir ou, une fois qu’ils ont été établis, à intervenir dans leur libre fonctionnement. C’est ce protectionnisme qui a justement compromis l’autorégulation de l’économie de marché.

Tensions de rupture (Ch. 18)

L’uniformité des dispositions institutionnelles sous-jacentes au protectionnisme explique, selon Polanyi, que les événements ont suivi, au cours du demi-siècle qui va de 1879 à 1929, un schéma étonnamment uniforme, qui a pris des dimensions gigantesques.Polanyi regroupe les tensions de rupture dont il est question dans ce chapitre selon les principales sphères institutionnelles. En économie intérieure, des symptômes très divers de déséquilibre, comme le déclin de la production, de l’emploi et des gains, seront représentés ici par le fléau caractéristique du chômage. En politique intérieure, il y a eu la lutte des forces sociales et son impasse, que Polanyi définit comme la tension des classes.

Les difficultés dans le domaine de l’économie internationale, qui étaient centrées autour de la balance des paiements, et qui comprenaient un fléchissement des exportations, des conditions défavorables pour le commerce, une pénurie de matières premières et des pertes sur les investissements étrangers, l’auteur les désignes en groupe par une forme caractéristique de tension, à savoir la pression sur les échanges. Enfin, l’auteur subsume les tensions de la politique internationale en rivalités impérialistes. En définitive, le passage en revue des différentes tensions de rupture selon leur sphère institutionnelle d’appartenance ne fait que conforter l’auteur dans la première partie de l’énoncé de sa thèse : selon lui, au cœur de la transformation se trouvait l’échec de l’utopie de marché.



Troisième partie : La transformation en marche

Dans la dernière partie de son ouvrage, Polanyi parle du mécanisme qui a, selon lui, commandé le changement social et national à notre époque (1945). L’auteur pense, de façon générale, qu’il est nécessaire de définir la condition présente de l’homme en fonction des origines institutionnelles de la crise. Si la partie précédente lui a permis de démontrer que l’échec de l’utopie de l’économie marché était au cœur de la transformation en marche, il s’attache dans celle-ci à montrer de quelle manière les événements réels ont été déterminés par cette cause.

Gouvernement populaire et économie de marché (Ch. 19)

Lorsque le système international échoua en 1920, les questions presque oubliées du début du capitalisme reparurent. D’abord et avant tout, celle du gouvernement populaire. Ensuite, par nécessité propre, les problèmes qui sont à la racine d’une société de marché ont reparu : l’interventionnisme et la monnaie. Ils ont été, nous dit l’auteur, au centre de la politique des années 1920. Le libéralisme économique et l’interventionnisme socialiste ont tourné autour des différentes réponses à leur donner.

En Angleterre, pendant les années 1920, le parti ouvrier se retrancha dans le Parlement, où le nombre de ses élus lui donnait du poids, les capitalistes firent de l’industrie une forteresse d’où ils régentaient le pays. Les corps populaires répondirent en intervenant brutalement dans les affaires, sans tenir compte des besoins de l’industrie telle qu’elle était. Finalement, le moment allait venir où les systèmes économique et politique seraient l’un et l’autre menacés de paralysie totale. La population pris peur, et le rôle dirigeant revint par force à ceux qui offraient une issue facile, quel qu’en fût le prix ultime. Aux yeux de Polanyi, les temps étaient mûrs pour la solution fasciste.

L’histoire dans l’engrenage du changement social (Ch. 20)

Dans ce chapitre, l’auteur analyse plus en profondeur les raisons qui ont amenées le fascisme au pouvoir dans bon nombre de pays. Selon lui, si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. En même temps, le caractère destructeur de la solution fasciste était évident. Elle proposait une manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue qui était, pour l’essentiel, la même dans un grand nombre de pays, et pourtant, essayer ce «remède», c’était répandre partout une maladie mortelle. Pour reprendre les termes de l’auteur : ainsi périssent les civilisations.

Selon l’auteur, le rôle joué par le fascisme a été déterminé par un seul facteur, l’état du système du marché. De 1917 à 1923, les gouvernements demandèrent à l’occasion l’aide des fascistes pour rétablir la loi et l’ordre : il n’en fallait pas plus pour faire fonctionner le système de marché. Le fascisme resta alors embryonnaire. De 1924 à 1929, quand le rétablissement du système de marché parut assuré, le fascisme s’effaça complètement en tant que force politique. Après 1930, l’économie de marché est entrée en crise générale. En quelques années, le fascisme devint une puissance mondiale en même temps que les systèmes économique et politique internationaux s’écroulaient.

La liberté dans une société complexe (Ch. 21)

Selon Polanyi, la découverte de la société est soit la fin, soit la renaissance de la liberté. Alors que le fascisme se résigne à abandonner la liberté et glorifie le pouvoir qui est la réalité de la société, le socialisme se résigne à cette réalité-là et, malgré cette réalité, prend en charge l’exigence de liberté.

Pour l’auteur, la résignation a toujours été la source de la force de l’homme, et de son nouvel espoir. L’homme a accepté la réalité de la mort et a bâti sur elle le sens de sa vie physique. Il s’est résigné à la vérité qu’il a une âme à perdre et qu’il y a pire que la mort, et c’est là-dessus qu’il a fondé sa liberté. Il se résigne, à notre époque, à la réalité de la société qui signifie la fin de cette liberté. Mais encore une fois, la vie jaillit de l’ultime résignation. En acceptant sans se plaindre la réalité de la société, l’homme trouve le courage indomptable et la force de supprimer toute injustice susceptible d’être supprimée et toute atteinte à la liberté.



Conclusion

Au 19e siècle, ce qui a fourni les conditions préalables à la grande transformation, c’est le mécanisme du marché autorégulateur, dont les exigences devaient être remplies par la vie nationale et la vie internationale. De ce mécanisme ont découlé deux traits exceptionnels de la civilisation : son déterminisme rigide et son caractère économique. L’opinion générale de l’époque, nous dit Polanyi (1988, pp. 284-285), a eu tendance à lier ces deux traits et à supposer que le déterminisme provenait de la nature des mobiles économiques, selon lesquels elle s’attendait que les individus poursuivent leurs intérêts financiers.

En fait, pour l’auteur, il n’y a aucune relation entre les deux. Le déterminisme si prononcé dans bien des détails est simplement la conséquence du mécanisme d’une société de marché, avec ses alternatives prévisibles, dont la rigueur était attribuée à tort à la puissance des mobiles matérialistes. Le système offre-demande-prix s’équilibrera toujours, quels que soient les mobiles des individus, et il est notoire aux yeux de Polanyi que les mobiles économiques en eux-mêmes ont beaucoup moins d’effet sur la plupart des gens que les mobiles dits affectifs.

Pour l’auteur, l’humanité était donc sous l’emprise, non pas de mobiles nouveaux, mais de mécanismes nouveaux. La tension a surgi de la zone du marché, de là elle s’est étendue à la sphère politique, couvrant ainsi l’ensemble de la société. Mais à l’intérieur des nations prises une à une, la tension est demeurée latente aussi longtemps que l’économie mondiale continuait à fonctionner. Ce n’est que lorsque disparut la dernière à survivre de ses institutions, l’étalon-or, que s’est relâchée la tension interne aux nations et que la civilisation du marché fut engloutie. Commença alors la grande transformation dans les faits qui se sont déroulé de 1929 à 1945.


source texte:
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